La vieille femme se tut. Michael avait fermé les yeux pour mieux suivre la voix mélodieuse qui venait de lui ouvrir une fenêtre sur le passé, vers des moments de bonheur et de tendresse, vers une douleur aiguë aussi, dont lui-même avait senti les répercussions à travers le récit. Il eut du mal à s’arracher à ce passé qui n’était même pas le sien. Il finit pourtant par ouvrir les yeux sur cette salle, où les garçons balançaient toujours leurs tablettes, et sur lesquelles trinquaient toujours les verres vides. Un jour gris régnait dehors – toujours. Semblable sans doute à celui sous lequel s’était terminé l’histoire de Nathalie et de Stefan.
« Qu’est-ce que c’est triste, Madame, finit par dire Michael, d’une voix à peine audible.
– Effectivement, dans un premier temps, j’ai été bien triste après l’avoir perdu, oui. Mais il y a trente ans de cela. J’ai quitté cette ville, trop froide depuis que lui n’y était plus, et je me suis promis de ne plus jamais y revenir. J’ai refait ma vie à Montpellier où j’ai vu grandir ma fille. J’ai rencontré d’autres hommes, je me suis à nouveau mariée, j’ai travaillé, j’ai voyagé. Mais je ne suis jamais revenue à Paris, comme je me l’étais juré. Seulement, il y a quelques mois, j’ai ressenti comme un appel qui n’a pas cessé de m’agiter depuis. Au début, c’était confus, presque imperceptible, mais c’est devenu plus clair de jour en jour. Et puis, ma fille a appelé pour me demander des renseignements. Elle voulait me voir pour une affaire d’héritage de la part de ses beaux-parents. Vous savez, je suis notaire… »
Distraite par une rêverie qui lui rappelait quelque petit détail oublié depuis très longtemps, son regard glissa sur les gens qui passaient dans la rue devant la vitre, rapidement, sans faire attention, sans savoir quels drames étaient contenus dans les têtes de ceux et de celles qu’ils côtoyaient. Tous les deux se turent pendant quelques minutes. Michael se rendit compte qu’il n’avait même pas terminé son café. Il prit une gorgée, mais, dégoûté du café froid, décida bien vite de commander un nouveau. L’arrivée du garçon apportant la boisson fit sortir Nathalie de ses rêveries.
« Je suis donc partie pour Paris. Où réside ma fille. Cela m’a fait une drôle d’impression que de reprendre ce train. Vous savez, les décennies n’y ont pas beaucoup changé, les voyages se ressemblent. Et puis, le sentiment de voyager dans un train – en fermant les yeux, bercée par le passage sur les rails, le murmure des passagers dans les oreilles, je pouvais presque me croire jeune encore. J’ai donc réglé les affaires de ma fille et de son mari. Mais je ne suis pas venue pour ça, vous savez. Je suis venue pour lui. Et pour vous, sans doute. Pour raconter notre histoire, pour vous la confier. Je suis contente d’avoir fait le voyage. Je vais partir demain pour Montpellier. Maintenant, je crois que je vais rentrer à l’hôtel. Il faut tout préparer pour demain. Comme je suis une vieille femme, j’y mets beaucoup plus de temps qu’autrefois. Mais l’essentiel est fait. Je viens de dire bonjour à Stefan. Vous savez, je ne l’ai jamais oublié. Pendant trente ans, le souvenir m’a accompagnée. Et parfois, c’était bien plus qu’un souvenir. Il était là, à côté de moi, et je le voyais comme je vous vois, vous. Et chaque fois, je sentais une immense chaleur me remplir. Seulement, je ne savais jamais si c’était la chaleur de son amour ou celle de son sang qui trempait mes vêtements. »
Michael sentit comme une boule dans sa gorge. Il aurait voulu dire quelque chose à cette femme pour la consoler, mais il se rendit compte bien vite que c’était plutôt lui-même qui avait besoin d’être consolé. Pour lui, l’impression de cette histoire d’amour était encore toute fraîche, tandis que Nathalie, elle avait eu trente ans pour venir aux termes avec son passé. Deux nuits, deux jours. Dans une vie de soixante-dix ans, cela ne représente que quelques instants. Mais des instants d’une telle intensité qu’ils avaient conservé, à travers les décennies, toute leur vivacité. Et même après trente ans d’une vie qu’une telle femme avait sans aucun doute pleinement vécue, le souvenir était si intense qu’il arrivait à toucher un inconnu qui n’y avait été pour rien. Michael surprit une question qui passa comme un éclair à travers l’essaim de ses pensées : Est-ce qu’il n’y avait pas de quoi être jaloux de cet homme, mort depuis si longtemps ? Avoir suscité un tel amour, dans une femme comme celle qui était assise là, en face de lui, à la même table, dont le visage brillait sous les rayons d’un dernier été de la Saint Martin. Michael en resta songeur.
« Je vais m’en aller, Monsieur, je vous ai volé assez de votre temps. Après tout, vous êtes à Paris, et vous comptez sans doute en profiter mieux qu’en entendant une vieille femme vous raconter son passé.
– Je vous assure, Madame, que cette heure qu’on vient de passer ensemble compte parmi les mieux employées de ma vie. Je suis triste seulement de ne pas pouvoir vous donner quelque chose en retour.
– Ne dites pas ça, Monsieur. C’est la première fois que j’ai pu raconter mon histoire à quelqu’un. Personne ne l’a jamais entendue, et il me restait cette tâche, avant de mourir, de la préserver de l’oubli. C’est comme si je sauvais le souvenir de ce weekend en vous le confiant. Je ne vous connais pas, mais notre rencontre n’a pas été fortuite. Vous savez, il n’y a pas de hasard. »
Sur ces mots, elle se leva, et voulut sortir son porte-monnaie de son sac pour payer sa consommation.
« Madame, c’est moi qui paye. »
Elle fit un petit hochement de la tête pour le remercier, et accepta son aide pour enfiler son manteau. Michael lui tendit la main, à la façon allemande, et, après un instant d’hésitation, dû à la surprise, elle l’accepta. Sous la peau encore ferme, Michael sentit couler l’énergie, celle-là même dont elle avait jadis enveloppé Stefan, linceul invisible, avant d’ensevelir avec lui le bonheur d’une vie ramassé en l’espace de quelques heures.
« Au revoir, Madame, fit-il.
– Au revoir, Monsieur, répondit Nathalie, même si je ne crois pas que je puisse encore rencontrer beaucoup de monde dans cette vie-ci. »