Avant de pouvoir terminer sa phrase, Stefan sentit sa gorge se nouer. En même temps, ne voulant pas laisser voir à quel point cet assaut de tristesse était près de l’emporter sur sa contenance, il prit ce qui lui restait de courage dans ces deux mains, se concentra sur les yeux de Nathalie et les fixa jusqu’à ce qu’il vît les pupilles changées en roues embrasées qui, fouettées par la souffrance de la séparation, se mirent à tourner dans un crescendo infernal. C’était par la force hallucinante de ce tourbillon que Stefan était retenu aux bords de l’abîme qu’il sentit crouler sous ses pieds. S’il devait tomber, un monde entier se verrait englouti, écrasé dans sa chute par les parois qui allaient en se rétrécissant et dont les pieds étaient baignés par une clarté rougeoyante. Il allait être frappé par l’absence de tout bruit dans cette scène apocalyptique, quand il entendit la voix de Nathalie se répandre sur son visage comme une baume rafraîchissante.
« Mon cœur, ce n’est pas vrai ce que tu dis. On est liés et on le restera, peu importe le nombre de kilomètres entre nous ou les heures qu’on mettrait à les parcourir. Moi, chaque fois que, la nuit, j’entends ton appel, je traverse les étendues. Couchée dans mon lit, je me redresse, je plie les genoux pour prendre mon élan, et je saute. Passant à travers le plafond et le toit, devenus transparents et perméables, pas plus opaques que de la fumée, je monte vers les étoiles – le ciel n’est jamais couvert, ces nuits-là – et je vois les lumières défiler sous moi. Je parcours un océan de ténèbres parsemés d’îlots lumineux jusqu’à ce que je vois les lumières de ta ville pointer à l’horizon. Et puis, je descends dans tes bras. Et tout ça, c’est l’affaire de quelques instants. »
Pour renforcer l’effet de ses paroles, Nathalie posa sa main sur le front brûlant de Stefan, et elle sentit la fièvre baisser au fur et à mesure qu’elle parlait.
« Où est-ce que j’irais la nuit, si tu n’étais pas là ? Je me perdrais parmi les étoiles, mon ange. J’ai besoin de toi et de ta force, tu comprends ?
Stefan hocha la tête.
« Ça va alors ?
– Ça va »
Plus calme, Stefan serra son poignet, s’empara de sa main et la mit devant sa bouche. Il y plaça un baiser avant de la poser sur la table, à l’instant même où le garçon apporta leurs consommations.
Les crêpes étaient encore fumantes et les boules de Chantilly, placées au milieu et saupoudrées de sucre et de cannelle, avaient déjà commencé à fondre. Nathalie regarda l’ensemble et huma le parfum que la vapeur lui apportait. Enfonçant les dents de sa fourchette dans la pâte molle, elle en arracha un morceau qu’elle trempa ensuite dans un peu de chantilly fondu, en essayant de ramasser de la cannelle avec. Pour attiser encore son appétit, elle promena le bout de crêpe fumant au-dessous de ses narines pour aspirer les arômes qui s’en dégageaient. Le morceau embroché fut ensuite accueilli dans sa bouche, où la langue agile se chargea de le tourner abondamment pour en ramasser jusqu’au moindre molécule dans les récepteurs de ses papilles. Après avoir gardé la fourchette longuement entre ses lèvres, elle la retira très lentement, guettant le goût légèrement métallique que laissait le passage sur sa chair pulpeuse. Puis, elle commença à mâcher, et la nourriture, sous l’action de ses dents et de sa salive, était lentement transformée en une bouillie épicée. Après l’avoir suffisamment broyée et pétrie, elle avala la première bouchée avec l’air content de quelqu’un qui se réjouit de voir une machine compliquée fonctionner d’une façon impeccable. Quand elle leva ses yeux de dessus son assiette, elle retrouva son reflet dans ceux de Stefan, qui avait complètement négligé de s’occuper de sa propre crêpe, tellement le spectacle de Nathalie mangeant l’avait fait délirer.
« Te regarder manger, c’est comme si on faisait l’amour, lui dit-il.
– Peut-être bien, mais si tu continues à oublier de manger à force de me regarder, je serai seule à en profiter. C’est malin, ça. »
Stefan n’avait pas vraiment faim. Mais la volupté que l’action de se nourrir peignait sur le visage de Nathalie finit par l’arracher tout à fait à ses cauchemars de tout à l’heure, et, suivant son exemple, lui aussi, il attaqua son assiette. Pendant quelques instants, le plaisir animale de l’ingestion les domina. La vue, l’odorat et le goût venaient de déclencher tout un processus qui leur fit comprendre qu’au fond, ils n’étaient que des machines dont il fallait remplir les réservoirs. Et pourtant, la présence même de l’autre, juste en face, leur rappelait trop le fait que, dans quelques heures, ils devraient se séparer. Après deux nuits et deux jours remplis des découvertes et des aventures d’un nouvel amour, la seule idée de partir dans des sens opposés leur parut inadmissible. Chaque cliquetis de la fourchette contre l’assiette, chaque gorgée de café et chaque morceau avalé les rapprochèrent pourtant de l’instant où il faudrait appeler le garçon, payer, se lever, mettre les vestes, sortir du bistrot, chercher une bouche de Métro et s’y embarquer pour un dernier bout de parcours ensemble. Le soir les verrait à nouveau à mille kilomètres l’un de l’autre, réduits à se servir des courants qui emporteraient leurs mots à travers les espaces nocturnes. Il était pourtant inconcevable de ne pas sentir le corps de Stefan blotti contre le sien. De se réveiller sans sentir le parfum de Nathalie voltiger autour de ses narines. De se retrouver les yeux vides, les oreilles creuses et les bras refermés sur le néant.
Fallait-il dresser le bilan de leur rencontre ? Poser, encore une fois, la question s’ils étaient finalement compatibles ? Se faire des promesses ? Se jurer un amour éternel ? Nathalie et Stefan, après avoir appelé le garçon pour payer leur consommation, se levèrent. Stefan aida Nathalie à enfiler son manteau, mit le sien, ouvrit la porte et laissa passer, encore une fois, Nathalie. Ils remontèrent en direction de l’Hôtel-Dieu, longèrent la Seine sur le Quai du Marché Neuf et traversèrent le fleuve sur le Pont Saint-Michel. L’ange de la fontaine, en face, brandissait toujours son épée, éternellement occupé à combattre le mal, la tête tout aussi éternellement détournée de la foule qui évoluait à ses pieds.
La bouche de métro s’ouvrait juste derrière le pont. Nathalie accélérait le pas, mais Stefan la retint au moment de passer devant le feu. Elle se retourna vers lui.
« Écoute, mon âme, si jamais, à la gare, j’étais trop triste pour te dire au revoir d’une façon convenable, maintenant, c’est le moment. »
Il mit ses bras autour de sa taille et la serra sur son corps tremblant, avec la passion désespérée réservée aux dernières fois. À l’instant précis où il sentit ses lèvres effleurer les siennes et où il vit ses paupières se baisser, ses yeux, en se fermant, le firent entrer dans un endroit à part, loin des hommes et des femmes qui attendaient que le feu tournât au vert, et des voitures qui passaient, bruyantes, à deux pas derrière eux. L’impétuosité de leurs étreintes fit trébucher Stefan, et, placé tout près du feu qui gardait le passage des piétons, il fut poussé contre le mât dont la présence dure et froide dans son dos le rassurait. Autour de lui, il n’y avait plus rien sauf, sur son visage, la chaleur du souffle de Nathalie, dans sa bouche, sa langue qui s’entortillait autour de la sienne, et, dans son ventre, le vide qui lui fit tourner la tête. Il chancela, Nathalie le sentit glisser. Pendant un instant, il n’y eut plus de froid dans son dos, ni la dureté du métal. Un mouvement irrésistible le projeta de plus en plus loin dans le vide, l’arrachant des bras de Nathalie qui, stupéfaite, ne put pas empêcher cette chute. Les bras se fermant sur le vide, il tomba sur la chaussée où il fut emporté par un camion qui venait d’accélérer pour pouvoir passer encore au jaune.