Dans sa voix, il n’y avait pas la moindre trace de sommeil. Nathalie se vautrait dans l’énergie dont rayonnait son amant, tout enveloppée – protégée – par ses bras qui la tenaient serrée comme dans un cocon, enfermée dans une bulle d’où elle sortirait plus forte, prête à affronter l’univers et son quotidien. Des courants d’énergie s’établirent entre eux, la respiration de Stefan la berçait, ses poils la chatouillaient, ses mains sur son ventre lui donnaient l’impression d’un bouclier qui la garderait éternellement du froid du dehors. La chaleur qui se répandait sur son ventre lui rappela le temps quand c’était elle, le bouclier. Elle qui avait protégé la vie qui croissait en elle, sous la peau de son ventre, à quelques centimètres seulement de l’endroit où elle sentit posées les mains de Stefan.
Sa fille venait d’avoir huit ans – déjà. C’était beaucoup, huit ans. Un espace dans lequel pouvait tenir un grand nombre d’événements dans la vie d’une personne. Pourtant, et malgré une distance toujours croissante, elle n’avait aucun mal à se transporter dans l’époque de sa grossesse. Mais qu’est-ce qu’elle avait grossi pendant ces mois-là ! Un souvenir désagréable sur lequel elle n’aimait pas insister, mais qui pâlissait pourtant à côté de la magie des vies partagées. Était-ce cette fascination-là qui l’avait rendue aveugle à tout ce qui se passait autour d’elle ? Qui l’avait empêchée de voir son mari s’éloigner ? Quand elle s’était finalement rendue compte de la distance toujours grandissante entre eux, elle n’avait pas tout de suite compris toutes les conséquences qui pouvaient en résulter. Au début, elle l’avait imputée aux kilos supplémentaires, ce qui, imaginait-elle, la rendait peut-être moins attractive aux yeux de son mari. Mais celui-ci ne se rapprochait pas d’elle, même quand sa taille était redevenue à peu près ce qu’elle avait été avant. Elle dut se résoudre à n’y voir qu’une autre illusion détruite, sans pour autant être plus près de trouver une explication valable. En plus, peu après la naissance de Camille, elle était tombée sérieusement malade. Son mari refusa de l’accompagner à l’hôpital quand elle dut y subir les examens. On parlait de leucémie, mais elle savait que ce n’était pas ça, qu’elle n’allait pas mourir de cette maladie-là, et qu’elle pourrait accompagner sa fille à travers son enfance. C’était pour cela qu’elle ne désespérait pas devant le refus obstiné de son mari de se rapprocher, le long des mois et des années passés seule avec son enfant, passés à veiller sur elle, sur la vie qui, bien que sortie de son corps, lui appartenait toujours. Sa récompense, c’était de la voir grandir, la voir devenir une personne, avec une volonté différente de la sienne, autonome.
À force de faire sa vie toute seule, elle finit par comprendre que l’abîme qui s’était creusé entre elle et Nicolas était devenu infranchissable. Réalisation d’autant plus douloureuse qu’il avait fait partie du mobilier de sa vie depuis une époque lointaine : Elle l’avait rencontré au seuil de sa vie estudiantine après avoir grandi dans un village des Cévennes, enfermée dans un univers étroit et surveillé où ses parents l’avaient envoyée travailler dans une boulangerie, dès l’âge de treize ans, pour suppléer aux revenus modestes de leur ménage. Enfant aînée, elle dut assumer très tôt la responsabilité pour la vie des autres, notamment de ses deux sœurs et d’un frère, celui-ci son cadet de douze ans. Son premier bébé. Il fallait nourrir toutes ces bouches. Au lieu de s’amuser, de sortir, elle passait ses jours à travailler, partagée entre l’école et la boulangerie, et ses nuits à réviser les cours. Une jeunesse assez isolée, passée dans un monde à part, où elle évoluait avec aise, et dont les souvenirs avaient eu le temps de s’infiltrer d’autant plus profondément jusque dans les dernières fibres de son être.
Elle sortit de ce monde-là après son bac, ayant décidé d’entamer des études à Montpellier, troquant ainsi les vastes horizons des Cévennes contre le paysage fractionné de la cité aux rues étroites, profondément incises entre des immeubles aux couleurs fanées, où les regards se brisaient de partout contre des obstacles trop rapprochés avant de pouvoir s’envoler. Après s’être installée dans sa nouvelle chambre, profitant pour le déménagement des vacances prolongées après son bac, elle prit son courage dans ses deux mains pour vaincre sa timidité et commença à fréquenter du monde. Parmi ses toutes premières connaissances se trouva un jeune homme, charmant, beau gosse, rompu aux usages citadins. En se liant avec lui, elle échangea le cercle étroit des années de sa première jeunesse contre celui, tout aussi restreint, qu’elle fréquenterait désormais avec lui. Mais de cela, elle ne s’en rendrait compte que beaucoup plus tard. D’abord, ses études lui ouvrirent des parages tout à fait nouveaux, aux horizons immenses, et larges au point de pouvoir s’y perdre. Pour la première fois de sa vie, elle se trouvait confrontée à un défi intellectuel à la hauteur de ce qu’elle apportait. Cela lui apprit sa vraie mesure, et c’est de cette époque-là que datait son désir d’aller toujours plus loin, de passer outre. Il y avait l’espace aussi qu’elle découvrait caché dans les moindres de la ville et de ses rues, ses places, ses maisons qui, vues du haut de l’Arc de Triomphe, formaient un véritable océan d’habitations renfermant des milliers et des milliers de vies, tout autour d’elle. Les magasins, les cinémas, le théâtre, le campus, les amphis – les étudiants aussi originaires en bonne partie d’autres pays – tout cela contribuait à l’éloigner de l’univers clos de son enfance et de ses années d’adolescence.
Puis, il y avait les voyages. Nicolas était le premier à l’emmener voir le monde, et elle gardait un souvenir vif de la première fois qu’ils s’étaient embarqués à bord d’un train en direction du Pays Basque. Les sacs à dos posés sur le quai, les gens qui grouillaient autour d’eux, le bout de baguette qui suffisait à la nourrir jusqu’au bout du voyage, les premiers pas dans une ville étrangère, les auberges de jeunesse, le camping en bord de mer.
Nicolas n’était pas un grand voyageur non plus, mais il était là, à deux pas d’elle, quand elle découvrit la mer. Pas celle des vacances d’été quand ses parents l’emmenaient à la plage pour y passer une journée au soleil. Mais celle qui résumait dans le murmure incessant de ses vagues l’idée même du départ. Les pieds nus sur le sable chaud, les traces qu’elle laissait derrière elle, les coquillages ramassés, les jambes dans les vagues, les pantalons mouillés, le sel dans ses cheveux et l’air du large qui remplissait ses poumons. Elle changeait. Et Nicolas était là, un repaire dans une vie qui avait commencé à bouger. Mais lui ne bougeait pas. Elle avait mis des années à s’en rendre compte, sur un trajet échelonné de déceptions. Elle finit par comprendre qu’elle s’était liée trop tôt, qu’elle s’était laissé imposer des bornes avant d’avoir pu faire le tour des possibilités, avant de faire l’expérience de son potentiel. Et elle les avait peut-être recherchées aussi, ces bornes. Était-ce la nostalgie de la vie tranquille dans la maison paternelle qui l’avait poussée dans cette direction-là ?
Depuis, elle avait eu le temps de réfléchir à tout cela. De se poser des questions. De trouver des réponses – ou tout au moins de se proposer de partir à la recherche de ces réponses. Dans sa vie, il y avait le travail, le mariage, et, depuis huit ans, sa fille. Les premières années avaient été particulièrement difficiles. Le soir, la petite ne voulait pas se coucher, refusant de s’endormir et réclamant la présence perpétuelle de sa mère. Le matin, chaque jour le même cinéma avant de laisser partir sa mère au bureau. Il fallait des nerfs d’acier et une patience dont elle ne savait pas toujours où trouver les ressources. Mais elle s’arrangeait, puisant assez de force dans l’amour de sa fille et dans ses yeux qui brillaient quand elle se lançait dans ses bras à la sortie des classes. Il fallait pourtant régler une bonne partie de sa vie sur les habitudes de sa fille. Nicolas par contre refusait obstinément d’abandonner les siennes – le cinéma, au moins deux fois par semaine, le sport, les consoles de jeu. Tandis qu’elle restait à la maison, seule avec Camille, exclue de toute conversation adulte. Elle ressentait un besoin croissant de s’évader, et elle découvrit internet. Le moyen idéal pour sortir de l’impasse. Elle y rencontrait du monde sans devoir quitter le logis, pouvant continuer à garder sa fille tout en discutant des livres qu’elle était en train de lire, des articles du journal qui l’occupaient ou des disques qu’elle venait d’acheter. De nouveaux horizons s’ouvraient, une fois de plus, autour d’elle. Les amis l’orientaient vers des auteurs qu’elle ne connaissait pas, lui envoyaient des liens vers des morceaux de musique, des extraits de films, elle parlait de tout et de rien avec des gens qu’elle n’avait jamais vus, mais qu’elle avait l’impression de connaître depuis toujours.
Ensuite, elle en vint à remettre en question les contraintes de son mariage. Elle adorait son corps et le plaisir qu’elle savait en tirer. Le plaisir aussi d’en laisser profiter son partenaire. En même temps, il n’y avait eu que peu d’hommes dans sa vie de femme adulte et sexuée. La variété lui manquait. De plus en plus souvent, elle eut l’idée de se donner à d’autres hommes que son mari. Elle se lançait dans des discussions qui tournaient autour de l’amour, de l’attrait des corps et qui pourraient aboutir à des jeux dont elle avait été exclue pendant trop longtemps. Au fil de ses dialogues, elle redécouvrit son côté physique. Sa garde-robe changeait en fonction de la nouvelle importance qu’elle accordait à celui-ci. Elle se surprit à rêvasser. À quoi ressemblerait le frottement d’une peau étrangère sur la sienne, quel goût auraient d’autres sexes et le sperme qu’elle saurait en tirer ? Seule devant l’ordinateur, le ballet envoûtant des lettres sous les yeux, elle écartait ses jambes devant les avances d’un fantôme. Elle voulait sentir une langue entre ses lèvres, une verge raide s’apprêtant à la pénétrer et qui serait accueillie par le mouvement doux et rythmé de ses reins. L’inconnu l’attirait de plus en plus fortement. La seule idée de ce qui pouvait l’attendre, des sensations inconnues qui étaient là, à portée de main et qu’il suffisait sans doute de ramasser, la fit frémir.
Son enfance avait été remplie de découvertes, à l’époque où elle hantait les forêts qui cernaient son village, seule ou en compagnie de ses sœurs et de ses camarades. Depuis, la routine s’était installée un peu partout, que ce soit dans le quotidien avec ses éternelles répétitions, que ce soit dans le couple, où les rituels avaient fini par remplacer le vécu des sentiments et la sincérité des caresses. Elle avait soif de nouveautés, elle voulait transgresser les frontières de sa vie rangée. Et après son esprit, c’était son corps qui imposait ses besoins. Elle fit face à cette curiosité et l’accepta. Du coup, elle s’ouvrit aux propositions qu’on lui faisait. Avec son physique et sa façon ouverte d’aborder les gens, ce n’étaient pas les occasions qui lui manquaient. Elle ne détestait pas les compliments. Elle adorait entendre les hommes lui dire qu’elle était belle, voir l’envie se peindre sur les traits de ceux auxquels elle permettait l’accès à sa webcam. Puis, son imagination lui montrait les suites de leurs avances. Elle se voyait dans les bras de ces amants fictifs, déshabillée par des mains expertes qui sauraient lui faire oublier les contraintes de sa vie. Elle sentait les caresses qui la prépareraient à la pénétration. Elle se sentait prête.
Finalement, c’était l’invitation de Lucien qu’elle accepta. Elle ne savait pas pourquoi son choix était tombé précisément sur lui. Dans ses contacts, il y avait un certain nombre d’hommes qui l’attiraient physiquement. Et parmi eux, plusieurs de la région. Elle ne saurait dire si c’était le hasard qui l’avait déterminée ou si cet homme disposait de ce je ne sais quoi qui le fît sortir de la masse des prétendants. Mais elle se retrouva avec lui, un jour de printemps, sur la terrasse d’un café, près de la plage de Palavas. Elle n’avait pas osé accepter un rendez-vous à Montpellier même. La côte était plus anonyme, et en même temps plus agréable. Elle imaginait des promenades, des discussions, une intimité croissante. Un point de départ vers quelque chose de nouveau, d’insolite. Au bout du troisième rendez-vous, elle consentit à le raccompagner, et elle entra, tout naturellement, dans sa maison et dans son lit. Ce fut aussi la fin de leur courte histoire. Ce n’était pas qu’il avait manqué de respect, ou qu’il l’avait laissée insatisfaite. Au contraire, son corps avait été ravi par cette rencontre, mais une fois la découverte accomplie, Lucien rentrait dans le domaine du quotidien, des expériences faites et classées. Lucien, ce n’était pas de l’amour. Et Nathalie ne l’avait pas cherché, non plus, l’amour. Alors, elle passait outre. Elle couchait, mais elle ne voulait pas se lier.
Ses rencontres devenaient de plus en plus nombreuses, se terminant dans des chambres d’hôtel, entre les bras d’hommes qui, eux, étaient le plus souvent à la recherche d’une femme facile, d’aventures, d’escapades. Cela arrangeait Nathalie. Elle ne permettait pas à ses amants de quelques instants de voir qui elle était, leur interdisant l’accès à son univers. C’était pour cela qu’ils n’avaient aucune chance d’apprécier la femme à laquelle ils venaient de servir de distraction. Ils pénétraient son corps, mais ils passaient à côté de Nathalie.