Sur le pont, la nuit entourait les deux passants, et les rejetait l’un sur l’autre. Elle guettait, elle était là, juste au-delà des cercles de lumière que traçaient les lampes sur le macadam, à l’affût derrière la balustrade du pont, prête à se lancer sur sa proie, alertée mais cernée. Toute source de lumière ne servait qu’à renforcer les ténèbres en empêchant les pupilles de se dilater pour s’adapter à une clarté précaire. L’obscurité et le froid réunissaient leurs efforts, renforçant le besoin de se rapprocher, de chercher la chaleur de l’autre, de se mettre à l’abri dans son intimité et de s’en faire un rempart contre ce qui ressemblait à l’absence de la vie. Mais au-delà des corps gonflés des sèves de la chair, se dressait le noir comme une barrière infranchissable. Parfois, en proie à des frissons, les futurs amants se serrèrent les mains plus fort dans l’espoir de se rassurer par une présence palpable, en chair et en os.
Le train l’attendait au fond de la gare. Les lumières du hall avaient disparu au fond du couloir et elle marcha le long du quai qui menait droit dans la nuit. Elle avança entre deux trains. La hauteur des voitures à deux étages lui donna l’impression de longer des murs, de s’être engagée dans un tunnel. Le terrain qui devait s’étendre des deux côtés lui était inaccessible. Il n’y eut plus qu’un derrière et un devant. Enfermée entre ces murs, la seule issue passait à travers l’obscurité où se perdaient ses regards. Elle arriva près de sa voiture. À la porte s’était formée une grappe de voyageurs. Les uns montaient, essayant de passer avec leurs valises sans faire trébucher personne, d’autres se tenaient près de la porte, en train de dire au revoir à ceux qui allaient rester sur le quai. Des couples; des parents qui accompagnaient leurs enfants; des petits groupes de voyageurs; des étudiants qui rentraient pour le weekend. Nathalie attendit son tour pour monter pendant que son regard avançait le long de la file des wagons. Tout au fond du quai, déjà à moitié engloutie par le noir, son regard frôla l’énorme locomotive. Malgré l’activité et les bribes des conversations qui flottaient dans l’air, Nathalie eut l’impression d’un grand silence émanant du train même. Elle posa sa main sur le métal des parois, et elle sentit un bourdonnement parcourir cet animal qui, doucement, s’éveillait, se préparant à prendre conscience d’une force qu’allait déchaîner la course intempestive de l’énergie à travers ses artères de cuivre. La bête, à la sortie de son sommeil, rassemblait ses forces, préparant l’effort qu’on allait lui demander. Encore quelques minutes, et Nathalie y serait enfermée, dans une bulle de chaleur et de lumière, en route pour une ville distante. Elle allait lui faire confiance, à cette bête, qui avançait sa tête dans la gueule grand ouverte de la nuit.
Le jour s’était, en apparence, écoulé comme tant d’autres. Des rendez-vous, des dossiers, rien d’extraordinaire, sauf les remarques des amies, évidemment. Mais celles-là, elles n’arrêtaient pas d’en faire depuis des jours. Départ du bureau à cinq heures et demie, pile. Elle laissa son auto au garage et franchit les quelques cinq cents mètres jusqu’à la gare à pied. Pour oublier un petit peu l’excitation du voyage imminent, elle appela Stefan. Elle lui raconta sa journée, ses menus détails, son excitation, et lui permit ainsi de l’accompagner à la gare, de faire ces derniers mètres ensemble. Plusieurs fois, des trams passèrent, noyant leur conversation dans le bruit des roues métalliques qui grinçaient sur les rails. Le vacarme des rues de Montpellier se termina au bout d’une ligne téléphonique dans une chambre d’hôtel de la banlieue Parisienne.
Une fois arrivée à la gare de Saint-Roch, elle acheta un sandwich et des magazines. De quoi la tenir occupée pendant les cinq cents kilomètres que le TGV mettrait trois bonnes heures à parcourir. Un dernier café avant de sortir sur le quai, avant de chercher la voiture et de s’y installer – avant de se lancer définitivement. Elle songea aux dernières heures. Malgré des allures de quotidien, elles s’étaient passées dans une ambiance surréaliste. Certes, elle avait l’habitude de rencontrer des hommes depuis qu’elle hantait le net, mais ils venaient tous du voisinage. Fixer un rendez-vous, y aller, c’était l’affaire d’une pause midi, l’évidence d’un café pris ensemble. On pouvait se séparer sans la moindre obligation, si jamais quelque chose n’allait pas, si la touche finale manquait à l’image qu’on s’était faite de l’autre.
Cette fois-ci par contre, il y avait déjà toute une histoire qui précédait la rencontre. Un déplacement à préparer. Tout un dispositif à mettre en œuvre pour un seul rendez-vous qui pouvait toujours se terminer par un échec. Un départ précédé par un échange intense de messages et de photos, cet échange lui-même étant ponctué par de longs coups de fil qui leur avaient servi à se rendre familiers de la voix de l’autre, de ses intonations, de ses façons de prononcer et d’utiliser certains mots, d’aborder des sujets. Puis, un engagement mutuel, pris par cette phrase si peu banale : « Je t’aime ». Tout ça, le souvenir de tant de semaines et de mois, était condensé dans l’espace des quelques heures que Nathalie venait de passer au bureau, dans une journée qui revêtait toutes les apparences du quotidien, mais qui sortait de l’ordinaire comme peu de choses qu’elle avait connu auparavant.
Après en avoir retiré ses magazines, Nathalie rangea sa valise et s’installa dans son siège. Mais comme elle n’eut pas le courage de commencer une lecture sérieuse, elle les feuilleta en vitesse avant de les jeter négligemment sur la petite table. Elle regarda par la fenêtre. Il y avait du monde sur le quai. Des groupes qui discutaient, des hommes et des femmes isolés, des enfants qui ne savaient pas s’ils devaient être intimidés par l’énorme engin ou laisser libre cours à la fascination qu’exerçaient sur eux les exploits tangibles des ingénieurs. Un sifflement suffoqué annonça la fermeture des portières, et un frémissement parcourut les voitures qui se soumirent l’une après l’autre à la force qui les tirait vers le noir. Le TGV 6220 qui tantôt encore avait ressemblé à un mur solide, cet assemblage long de plus de cent mètres, lourd de plusieurs centaines de tonnes, s’ébranla. Au même instant, la scène sur le quai changeait. Nathalie vit des gestes amorcés, des bras qui se levaient, des gens qui se retournaient, mais tout disparut trop vite derrière elle pour qu’elle pût voir les mouvements aboutir. L’ameublement du quai défila sous ses yeux fatigués, les panneaux, les lampadaires, les poubelles, les gens aussi qui, figés, se confondirent avec les installations.
Nathalie vit le quai se vider progressivement, jusqu’à ce que, sur les derniers mètres, il n’y eût plus que le gris de la matière inerte, entrecoupé de flaques de lumière. Finalement, le train sortit de la gare, et dehors commença le ballet des rails. Ils couraient le long des voitures, se rejoignaient, se séparaient à nouveau sous les yeux fascinés des passagers, et offrirent leur compagnie à ce voyageur solitaire qui s’apprêtait à traverser le pays nocturne. Les lumières de la ville firent briller le métal, et Nathalie crut voir des étoiles, descendues à ras de terre.
Plus loin, elle vit des masses obscures défiler devant une bande de ciel clair. L’air d’un soir de midi avec ses relents de luminosité enveloppa le train qui gagnait rapidement en vitesse. Sur sa droite, les maisons disparurent pour laisser place à des terrains vagues, déserts et sombres à cette heure-ci. La terre y était engloutie par l’obscurité qui semblait contaminer le ciel, où le bleu foncé se changeait doucement en noir. Les faubourgs de Montpellier défilèrent sur sa gauche, avec leurs immeubles et leurs rues illuminés, reliés entre eux par les phares des voitures.
Après avoir quitté l’agglomération, le TGV accéléra jusqu’à sa vitesse de croisière. La nuit qui tombait rapidement transforma les vitres de la voiture en miroirs. Nathalie y contempla sa silhouette renvoyée par la vitre rendue opaque. Elle y vit bouger des formes indistinctes. Elle ferma les yeux et se demanda à quoi pouvait ressembler cet engin, vu de haut, fonçant à travers la nuit à une vitesse de plus de 300 km/heures, le seul objet lumineux dans un paysage désert ? Elle imagina un glaive, dont le tranchant passerait à travers l’obscurité, la déchirant sans le moindre effort. Vers quels mondes inconnus mènerait un passage à travers une telle déchirure ? La nuit, essayerait-t-elle de recoudre les bouts flottants dans le noir et dont les replis cachaient les terreurs des cauchemars qui suinteraient de cette plaie immense ?
Nathalie prit un de ses magazines sur la petite table, mais elle n’arriva toujours pas à se concentrer sur la mode, les recettes, les diètes, voire sur Camus et son actualité cinquante ans après sa mort. Il aurait mieux fait de prendre le train, celui-là, se dit-elle. Mourir écrasé contre un arbre, déchiré au fond de tant de tôle. Laisser inachevées les phrases qui n’étaient dites qu’à moitié, manquer le rendez-vous avec tant de choses qui auraient sûrement provoqué des réactions de la part de cet écrivain passionné. Qu’aurait dit l’auteur de l’homme révolté, confronté à la soi-disant fin de l’histoire ? Et à sa reprise dans les interminables guerres du désert ? Quelle était la révolte du contemporain ? Y avait-il encore révolte ? Possibilité de révolte ? Des pensées virevoltaient dans sa tête pendant que Nathalie essayait encore une fois de regarder à travers la vitre. Elle s’y heurta aux tourbillons noirs que l’assaut de la nuit lui lançait à la figure.
Des villes, réduites aux seuls noms, échelonnaient le parcours : Montélimar, Valence, Lyon. Nathalie n’en garda aucun souvenir sauf celui d’un quai de gare, de voyageurs qui descendaient ou montaient, de mouvements entraperçus par instants derrière les vitres. Des villes d’étapes sans la moindre importance, des constructions dénuées de toute signification, des hommes et des femmes dont les histoires restaient enfermées dans leurs têtes imperméables. Indistinctement, elle sentit pourtant l’appel de la foule. Elle aussi allait sortir sur une plateforme et faire partie de la masse confuse dont elle vit le grouillement couvrir les quais et absorber ce qu’il y avait d’individuel et d’inoubliable dans chacun des atomes qui constituaient cet grand ensemble humain. Fascinée malgré elle, elle suivit le mouvement qui se déroulait devant ses yeux.
Paris approchait. La fin imminente du trajet se fit sentir par une certaine animation qui se répandit dans les voitures : d’abord, plus inquiet que les autres, soucieux de sortir parmi les premiers, plus attentif à sa montre, un seul voyageur se leva et commença à mettre de l’ordre dans ses affaires. Quelques autres suivirent son exemple et rassemblèrent leurs affaires, pliant les journaux, éteignant les ordinateurs. Puis, la voiture entière fourmilla. Les uns mirent leurs vestes ou leurs manteaux, d’autres allèrent aux toilettes, les plus pressés descendirent les valises, encombrant ainsi les passages. Nathalie resta assise. Sa place se trouvait au milieu de la voiture et elle ne vit pas la moindre chance, avec tout le monde déjà debout dans le couloir, d’être parmi les premiers à descendre. Stefan va devoir attendre, se dit-elle, en souriant. Elle pensa à son inquiétude, aux questions qu’il se poserait, à la hâte qu’il aurait de la voir finalement pour de vrai. En même temps, elle appréhenda cet instant. Est-ce qu’il allait la retrouver ressemblante aux photos ? Est-ce qu’il ne la trouverait pas moche, là, sur le quai, dans la lumière crue de la gare, après une journée entière passée au bureau et un déplacement de cinq cents kilomètres ? Elle était sûre qu’elle puait, en plus.
Finalement, au bout de son voyage, les lumières de Paris et de sa banlieue accueillirent le TGV et lui tinrent compagnies sur les derniers kilomètres de son trajet. Le corridor tracé à travers les quartiers, coupant en deux les pâtés de maisons, enjambant des rues et des rivières, le guidait vers la Gare de Lyon. La ville lui imposait son rythme, l’obligeant à ralentir, à avancer au pas, à reprendre de l’allure, voire à s’arrêter devant des signaux dont les clignotants rouges faisaient tressaillir la nuit. Nathalie, toujours assise, vit défiler encore un quai derrière les vitres redevenues transparentes. Elle y vit glisser des lampes, des poteaux, des gens, et pendant un court moment elle eut peur. Pendant le trajet, elle avait succombé plusieurs fois à la fatigue, et, en proie aux choses entraperçues en rêve, elle se demanda si elle n’avait pas tout simplement perdu le souvenir de son weekend. Elle ferma les yeux, attendit quelques instants avant de les rouvrir et respira profondément : elle était bien à Paris. Elle sentit battre son cœur un peu plus rapidement pourtant. Pour se calmer, elle rassembla ses magazines et les fourra dans son sac. Puis, elle se leva, enfila son blouson et descendit la valise. Jetant un dernier regard sur son siège, elle s’assura qu’elle n’avait rien oublié avant de rejoindre les autres passagers au milieu du couloir, où, pressée de partout, elle attendit la fin du parcours, l’immobilisation de la bête rendue docile. Les questions qu’elle s’était posées tantôt revinrent l’agacer à nouveau. Très consciente d’une odeur qui se dégageait de dessous ses aisselles, elle chercha à s’en distraire en essayant de voir ce qui se passait sur le quai. Après le noir infini et monotone de la nuit, l’éclairage y était presque brutal, dévoilant le monde et arrachant aux gens jusqu’aux moindres détails. Elle chercha à identifier Stefan parmi les gens qui attendaient, mais les visages passaient toujours trop rapidement devant les vitres. Puis, une secousse parcourut le train – elle venait d’arriver.