XXX. Retour en Bretagne

L’illusion de ce retour en arrière fut si vive que Ste­fan crut sen­tir, entre ses mains, le froid d’un bol de cidre dont les parois étaient cou­vertes d’une myr­i­ade de gout­telettes. Sous ses yeux, s’étendait une sur­face jaune dorée d’où mon­tait le bruisse­ment de petites bulles de gaz car­bonique. De minus­cules éclabous­sures cou­vraient tout douce­ment ses lèvres et lui appor­taient une idée du goût acidulé de la bois­son. Il prit une gorgée du liq­uide odor­ant et sen­tit sa fraîcheur couler le long de sa gorge.

la boisson de bretagne : une bolée de cidre
« … une gorgée du liq­uide frais … »

Au bout d’une journée presque entière­ment passée sur la route, Isabelle et lui s’étaient arrêtés dans un petit restau­rant au fin fond de la cam­pagne bre­tonne. On aurait cru le paysage sor­ti tout droit d’un livre pour enfants illus­trant les régions français­es : le ciel gris avec ses nuages qui pesaient sur les champs; la mince couche de ver­dure qui cou­vrait la terre noire et grasse; l’air telle­ment chargé d’humidité que la bru­ine sem­blait flot­ter dans l’atmosphère. Sur les prairies clô­turées, de l’autre côté de la rue, des vach­es étaient couchées sur l’herbe qu’elles rumi­naient pen­dant des heures et des heures. Même les rares pas­sages de voitures ne les dérangeaient pas dans leur occu­pa­tion éter­nelle­ment renou­velée. Le bâti­ment bas, accroupi der­rière la haie qui délim­i­tait un bout de gazon, était pro­tégé des intem­péries par un toit de chaumes, tan­dis que la pierre des murs offrait, aux endroits les plus exposés, un refuge à d’innombrables colonies d’algues. Il était cinq heures du soir passées et la clarté du jour suc­com­bait devant les assauts de la nuit, quand les deux jeunes amoureux décidèrent de faire une pause pour un rapi­de dîn­er avant de regag­n­er Lorient.

à la découverte de la Bretagne - et d'Isabelle
« … res­pi­rant au gré des éten­dues océanes que la lune entrainait à sa suite. »

Curieuse­ment, pen­dant que Ste­fan, à plus de vingt ans de dis­tance, était comme sub­mergé par les moin­dres détails de la scène, croy­ant sen­tir jusqu’à la sur­face lisse et rabotée du bois de la table sous ses avant-bras nus, la bande sonore restait muette. Les dia­logues étaient comme effacés, et il était inca­pable de se sou­venir même du tim­bre de la voix d’Isabelle. Par con­tre, les événe­ments de la journée se présen­taient à lui dans un ordre évi­dent, arraché au passé par la clarté écla­tante des coups de pro­jecteurs. Le départ, tôt le matin, la carte, dépliée sur ses genoux, la route jusqu’à Pont-Aven, la prom­e­nade le long de la riv­ière, l’eau et ses cas­cades, les nom­breux moulins, les pein­tures un peu partout, les maisons « typ­iques » à colom­bages, les bois, verts et suc­cu­lents après la pluie. Ensuite, ayant quit­té la ville aux sou­venirs de Gau­guin en direc­tion de l’ouest, ils longeaient la côte pen­dant des heures, périple ponc­tué par des arrêts répétés qui leur per­me­t­taient de jouir de quelque vue spec­tac­u­laire ou de trem­per les pieds dans l’eau froide de la mer. Isabelle lui avait expliqué que, dans le sud de la Bre­tagne, la mer entrait très loin dans les ter­res, repoussée par la force de la marée dans le lit des nom­breuses riv­ières, tan­dis que dans le nord, la côte rocheuse s’érigeait comme un bar­rage con­tre lequel, coupée dans leur élan, les flots se déchaî­naient depuis des mil­lé­naires. Et effec­tive­ment, sur la route de Con­car­neau, ils passèrent sur des riv­ières gon­flées par l’action de ces marées, et dont le cours fai­sait par­tie d’un réseau beau­coup plus vaste ali­men­té par l’eau de la mer. Un pays qui vivait au rythme marin, res­pi­rant au gré des éten­dues océanes que la lune entraî­nait à sa suite.

Le but du voy­age, dans la mesure où une telle ran­don­née pou­vait en avoir un, n’était pour­tant pas la décou­verte des sites pit­toresques de la Bre­tagne ni de sa mécanique hydraulique, mais bien celle de la mécanique humaine, du cou­ple. Ils auraient pu aller se promen­er un peu partout, en ville peut-être, mais le fait de s’éloigner, de s’isoler, les rap­prochait davan­tage l’un de l’autre en les oblig­eant de s’occuper plus encore de leur rela­tion et de ce qu’elle signifiait.

Isabelle por­tait un jean et un chemisi­er mar­ron assez large, presque bouf­fant. Ste­fan aurait préféré des vête­ments plus moulants pour sat­is­faire la curiosité ardente qui le tra­vail­lait à pro­pos de la poitrine de la jeune femme, mais pour l’instant, il se con­tentait de don­ner libre cours à une imag­i­na­tion qui, propul­sée par les désirs d’homme avide de chair, s’avérait par­ti­c­ulière­ment fer­tile quand il s’agis­sait de traduire en images nettes les formes con­fusé­ment entre­vues que l’étoffe abri­tait. En atten­dant, il y avait déjà le jean qui dessi­nait les jambes et les fess­es en ques­tion d’une façon alléchante, les exposant à des yeux qui suiv­aient les ondu­la­tions de sa démarche, et les pro­tégeant en même temps de regards par trop impudiques, qui n’at­tendaient que l’oc­ca­sion de se vautr­er dans les détails les plus intimes. À la voir ain­si, assise en face, accoudée à la table, son bol de cidre entre les mains, en train de sirot­er la fraîche bois­son, Ste­fan eut du mal à penser à autre chose qu’à ces lèvres pulpeuses qu’il imag­i­nait déjà occupée à des activ­ités beau­coup moins aptes à se dérouler en public.

Ils s’étaient croisés pour la pre­mière fois dans un cours d’Allemand que Ste­fan avait don­né à des étu­di­ants post-bacs, il y avait quelques semaines. Ensuite, l’ayant vue pass­er dans la cour, à la sor­tie d’une classe, il lui avait adressé la parole. Il pro­posa de sor­tir en ville et de boire un verre. Elle accep­ta. Après, c’était des sor­ties au ciné­ma et des balades sur la plage. L’attraction mutuelle deve­nait assez forte pour faire naître l’envie de pass­er tout un week-end ensem­ble. L’intimité crois­sante de leurs ren­con­tres les avait déjà ren­dus assez hardis pour oser des étreintes, voire de timides caress­es, leurs mains plongées sous des couch­es de vête­ments. Mais ils s’étaient arrêtés là et le corps de la jeune femme gar­dait intacte la qua­si-total­ité de ses secrets.

C’était la pre­mière fois que Ste­fan mangeait dans une crêperie en com­pag­nie d’une « autochtone ». Il se révéla com­plète­ment igno­rant en ce qui con­cerne l’art de vivre bre­ton, et Isabelle se chargea de lui appren­dre la dif­férence qu’il y avait entre une galette et une crêpe. De lui faire décou­vrir la bonne façon de boire le cidre. Et de lui don­ner le spec­ta­cle d’une femme prof­i­tant d’un repas comme pré­texte pour mon­tr­er à l’homme à quel point elle avait envie de lui.

La par­tie était gag­née, parce que Ste­fan, quand il se leva de table, fut plus affamé que jamais. Et cela mal­gré les quan­tités non nég­lige­ables de farine cuite qu’Isabelle lui avait fait engloutir. Ses pen­sées grav­i­taient autour du corps d’Is­abelle, et des délices qu’il lui ferait subir plus tard, enfer­més dans l’in­tim­ité de sa cham­bre exiguë où elle con­sen­ti­rait à se livr­er à une faim qu’un pau­vre repas de crêpes était inca­pable d’as­sou­vir. La façon dont il pre­nait la main d’Isabelle dut traduire d’une manière non équiv­oque la nature de ses désirs, parce que la jeune femme frémis­sait à chaque pas­sage de cette main sur la sienne. Il y avait une heure de route devant eux, et ni elle ni lui ne pou­vaient com­pren­dre plus tard com­ment ils avaient réus­si à con­tin­uer jusqu’à Lori­ent. Ste­fan n’eut besoin de dire quoi que ce soit. Isabelle gara sa voiture sur le park­ing en face de l’immeuble, descen­dit et se lais­sa pren­dre par la main. Ste­fan la fit entr­er dans le hall, d’où l’escalier menait au qua­trième étage réservé aux cham­bres des étu­di­ants. En mon­tant, Ste­fan lui céda volon­tiers le pas et res­ta quelques march­es der­rière elle pour pou­voir se met­tre au rythme de ses fess­es. Les yeux rivés sur le spec­ta­cle de cette chair ondu­lante, il l’imagina nue, étalée sur les draps de son lit, lui offrant son corps qu’il caresserait, qu’il tripoterait, qu’il lécherait, et dont il se servi­rait à pleines mains.

Une fois entrés dans la cham­bre, l’énergie, accu­mulée pen­dant toute une journée et con­tenue à grand peine tout le long du repas et du tra­jet en voiture, écla­ta. Les mains trem­blantes, sans pass­er par les moin­dres prélim­i­naires et à moitié couchés, ils s’ar­rachèrent les vêtements.

« Prise de con­vul­sions, elle se tor­dait, pous­sait des cris, grif­fait – et jouissait. »

Isabelle avait dix-neuf ans, mais on lui aurait volon­tiers don­né beau­coup plus que ça. À l’entendre dis­cuter, à la voir évoluer dans un groupe d’adultes beau­coup plus âgés, on n’aurait été sur­pris de la voir pass­er pour vingt-cinq ans. Mais, à la voir nue, à voir les quelques poils qui s’ef­forçaient de cacher son sexe der­rière un tri­an­gle exigu, claire­ment délim­ité par la peau trop blanche de son ven­tre et de ses cuiss­es, on se rendait compte qu’elle était encore très jeune, à peine au seuil de l’âge adulte. La façon dont elle réag­it aux caress­es sur­prit Ste­fan. Au pre­mier con­tact de sa main avec son corps nu, elle tres­sail­lit comme si elle était près d’un orgasme. Quand Ste­fan voulut couch­er sa tête entre ses jambes pour la léch­er, elle refusa, la voix trem­blante, comme soumise à un plaisir insup­port­able par la seule idée de ses lèvres col­lées sur les siennes, le retenant, presque vio­lem­ment, dans la posi­tion où il se trou­vait. Par con­tre, peu après, ras­surée sur le degré de son exci­ta­tion crois­sante par un séjour pro­longé de ses mains enhardies au bas de leurs corps, elle ouvrit ses jambes d’une façon si exigeante qu’il n’y avait pas le moin­dre doute quant à ce qu’elle lui demandait. Elle voulait être pénétrée, elle n’avait atten­du que cet instant-là, tout le long de la journée, de sen­tir son vagin dilaté par la poussée mas­cu­line, et Ste­fan eut à peine le temps de plonger son gland dans une sécré­tion abon­dante qu’elle som­bra dans un monde à part. Prise de con­vul­sions, elle se tor­dait, pous­sait des cris, grif­fait – et jouis­sait. Leurs ébats, jalon­nés par les parox­ysmes des orgasmes, et les petites paus­es de moin­dre inten­sité physique qui les suiv­aient, durèrent jusqu’aux petites heures du matin. Le jour, grâce à la sai­son, était encore loin de se lever, et Ste­fan aurait peut-être trou­vé assez de forces pour con­tin­uer leur jeu, si elle ne l’avait pas arrêté en lui dis­ant qu’elle com­mençait à avoir mal. Tous les deux, ils étaient épuisés. Isabelle se rha­bil­la et par­tit pour finir la nuit dans sa cham­bre à l’internat pen­dant que Ste­fan restait seul, la tête et le cœur pleins d’Isabelle, le dos ensanglan­té, heureux.

Pen­dant longtemps encore, avant de se per­dre défini­tive­ment dans les pro­fondeurs mal illu­minées d’un som­meil agité, il vit défil­er des images, quelque part entre les murs et sa con­science engour­die, sou­venirs incar­nés prenant la forme d’un cou­ple déchaîné. L’intensité des sen­ti­ments portés à leur parox­ysme par des caress­es d’une vio­lence inouïe le tenait fer­me­ment sous son empire et le fai­sait frémir chaque fois qu’il fer­mait les yeux. Avant, l’amour se résumait à des affaires sans lende­mains, avec des femmes trop jeunes, des filles plutôt, à peine sor­ties du giron pater­nel, issues de petites villes et fuyant leurs univers clos dont l’odeur de ren­fer­mé leur col­lait pour­tant à la peau. Des filles qui tombaient trop facile­ment pour des étu­di­ants plus âgés racon­tant des anec­dotes à pro­pos des grands noms de la fac­ulté et qui dis­sim­u­laient la faib­lesse de leur intel­li­gence en lançant à tout pro­pos des noms d’auteurs et en citant des pas­sages à moitié digérés de quelque philosophe occulte. Par­fois pour­tant, il en restait une, au bout de la soirée, qui ren­trait avec ce garçon silen­cieux, qu’elle préférait, pour des raisons incon­nues, à l’éclat auto-attribué de ses aînés. Ces rela­tions-là se nouaient sans le moin­dre effort et se résumaient, sur le seuil de son apparte­ment, sans la moin­dre douleur, après quelques heures de ten­dress­es mécaniques mais agréables. Isabelle, c’était autre chose. Il la revit avec ses yeux vifs, frétil­lant au-dessous de son front bom­bé, ses cheveux courts et bouclés qu’elle avait l’habitude de bross­er en arrière par des coups de main rapi­des, ce qui accen­tu­ait encore la largeur de son front. C’était la pre­mière femme autour de laque­lle il avait sen­ti des bar­rières qu’il fal­lait franchir. Qu’il fal­lait emporter à force de par­ler, de dis­cuter, de se dis­put­er aus­si, en lui faisant sen­tir qu’il dis­po­sait de fac­ultés men­tales qui le rendaient son égal. Ce qui l’avait le plus impres­sion­né, au cours de ces dis­cus­sions fougueuses, c’était l’énergie qui pul­sait sous la peau de cette fille à la con­sti­tu­tion robuste. Les mus­cles de son petit corps tra­pu n’arrêtaient pas de frémir sous l’assaut de sa force à peine domp­tée, lutte ren­due vis­i­ble par de minus­cules oscil­la­tions qui fai­saient, à tout moment, vibr­er l’air autour d’elle. Même assise à la table, elle trou­vait encore moyen de rester en mou­ve­ment en faisant tourn­er une tasse ou une cuil­lère entre ses doigts, inces­sam­ment. Cette force retenue, à moitié seule­ment con­tenue, sem­blait, dans de tels instants, se retir­er dans son cerveau pour y sévir d’autant plus sauvage­ment, et pour y nour­rir une tem­pête d’idées dont l’abondance demandait à sor­tir, à tout pro­pos, à la moin­dre occa­sion. Ste­fan se croy­ait en com­pag­nie d’un chau­dron dont les parois risquaient d’éclater sous une pres­sion qu’il fal­lait absol­u­ment libérer.

Avec tout cela, Isabelle n’était pas libre. Dans la mesure où ce terme pou­vait s’appliquer à l’état d’une jeune femme farouche­ment indépen­dante, avide de sen­sa­tions et de vie. Tou­jours est-il qu’elle avait un copain et qu’elle l’avait fait savoir à Ste­fan. Sa pre­mière idée avait bien été de se retir­er, l’élan coupé par des idées d’honnêteté con­fusé­ment ressen­ties. Il ne pou­vait pour­tant se borner à une rela­tion qui ne ver­rait d’autres rap­proche­ments que ceux des dis­cus­sions, une table de cui­sine ou de restau­rant, chargée de tass­es de café vides et de cen­dri­ers débor­dants, éter­nelle­ment posée entre eux. À une prox­im­ité d’eunuque, quand les effluves qui rem­plis­saient l’espace autour d’Isabelle de sa présence pal­pa­ble lui coupaient le souf­fle et le ren­voy­aient à une ani­mal­ité franche­ment avouée et pleine­ment assumée. Il fal­lait renon­cer ou pass­er à l’attaque. Ste­fan choisit d’accepter le défi et n’arrêtait pas, par la suite, de lui pro­pos­er des ren­dez-vous, des sor­ties, des prom­e­nades, tout en accep­tant, chaque fois, quand elle lui demandait d’aller voir un film ou de faire une ran­don­née. Dont la dernière en date s’était finale­ment ter­minée par des étreintes, sauvages et telle­ment désirées. Ste­fan sen­tit bien, chance­lant au bord du som­meil, qu’il allait porter les stig­mates de cette nuit pen­dant longtemps. Un sourire cou­vrait ses lèvres quand il s’endormit finale­ment, couché sur le ven­tre et la cou­ette par terre pour éviter de frot­ter ses blessures con­tre le mate­las ou d’ar­racher en se retour­nant dans son som­meil les plaques de sang fraîche­ment coagulé.

Ensuite, ce fut le temps des pro­jets. Ils allaient par­tir ensem­ble en Alle­magne pour ren­con­tr­er les copains et les par­ents, Ste­fan se ren­seignant en même temps sur les procédés à suiv­re pour con­tin­uer ses études en France, pour trou­ver un petit boulot, pour obtenir un titre de séjour. Puis, brusque­ment, elle rompit, presque à la veille du départ pour Cologne. Elle le quit­tait pour son ex, tan­dis que Ste­fan restait seul avec sa douleur, ses ques­tions et son échec, le cœur en lam­beaux. Les traces qu’elle avait grif­fées sur son dos avaient beau se cou­vrir de croûtes et de tis­su cica­trisé, Isabelle venait de lui infliger une blessure qui met­trait des décen­nies à guérir. Et qui, même à peine vis­i­ble, n’arrêterait plus jamais de faire mal.