XI. Musée d’Orsay

La salle du Musée d'Orsay

Ste­fan, après s’être ren­seigné sur les local­ités, avait opté pour une vis­ite au Musée d’Or­say, où, émer­veil­lé, il eut l’impression de se promen­er à tra­vers une His­toire Illus­trée de la Pein­ture. Tous les plus grands maîtres y étaient rassem­blés avec leurs plus célèbres pein­tures. La taille de quelques Courbet le sur­prit. Certes, il en avait vu des repro­duc­tions dans des livres et sur des sites inter­net, mais être con­fron­té à un tableau haut de plus de trois mètres et large de plus de six, comme « Un enter­re­ment à Ornans » ou « L’atelier du pein­tre », cela l’avait presque choqué au pre­mier abord. Rien qu’à imag­in­er les prob­lèmes logis­tiques liés à de tels for­mats. Les vil­la­geois et les artistes y étaient représen­tés en grandeur nature, ce qui, curieuse­ment, fai­sait rétré­cir à la taille de nains les hommes et les femmes véri­ta­bles qui con­tem­plaient les tableaux.

Manet, Le déjeuner sur l'herbe (Musée d'Orsay)

Ensuite, Manet et son « Déje­uner sur l’herbe », un des morceaux de bravoure le plus sou­vent repro­duits du jeune précurseur des Mon­et, Bazille et Renoir, véri­ta­ble fétiche de la pein­ture de ce XIXe siè­cle si fer­tile en tal­ents. Qua­tre per­son­nages : deux hommes, deux femmes. La pre­mière, nue, placée au cen­tre de la scène, une autre, plus reculée et vêtue d’une robe très légère, qui, aux yeux habitués à la mode du XXIe siè­cle, n’é­tait pas sans rap­pel­er une nuisette. Un arrange­ment qui avait tou­jours choqué Ste­fan. Ce n’était pas la nudité en soi qui le dérangeait, mais sa mise en relief, son expo­si­tion, sa cru­dité encore soulignée par la tenue très cor­recte des deux hommes. Et le regard de cette femme. Elle ne por­tait pas de vête­ments, OK, mais comme si c’était la chose la plus naturelle qui soit. Pas la moin­dre pudeur sur ses traits ou dans sa con­te­nance. Au con­traire, elle lançait son regard droit vers celui qui la dévis­ageait, autant un défi. Il y avait de l’Olympia en elle, resplendis­sante au milieu de l’ombre. Ou un résidu de la con­fi­ance des déess­es antiques. Cette idée était ren­for­cée par un détail dont Ste­fan s’aperçut pour la pre­mière fois devant l’o­rig­i­nal : La lumière, comme dirigée par des pro­jecteurs, se con­cen­trait sur les femmes. Les per­son­nages mas­culins, par con­tre, relégués dans l’ombre, s’ef­façaient devant une telle clarté, tan­dis que même les atti­rails féminins, les robes, jetées nég­ligem­ment par terre, à côté d’une cor­beille, étaient abreuvées par une clarté resplendis­sante que l’usage magis­tral de la palette fai­sait scin­tiller à la sur­face des couch­es de couleur figée. Autant dire que c’étaient bien les femmes qui, mal­gré les apparences, dom­i­naient la com­po­si­tion et cueil­laient les regards que l’art du pein­tre venait d’ar­racher aux spectateurs.

Puis, les Impres­sion­nistes et la foule des pein­tures qu’ils avaient léguées à la postérité. Comme s’ils avaient voulu assur­er que même le dernier venu des descen­dants au bout des siè­cles à venir avait la chance de met­tre la main sur une de leurs toiles pour avoir une idée de ce que c’était que leur con­cep­tion de la pein­ture. Les prix aux­quels ces tableaux pas­saient d’une main à l’autre – ou plutôt d’un cof­fre-fort à l’autre – avaient inculqué à Ste­fan l’idée qu’on avait affaire là à des pro­duits d’une exquise rareté, et qui, par cela seul, valaient des for­tunes. Faux, tout faux. Il y avait des cen­taines de leurs œuvres, rien qu’au seul musée d’Orsay. Et en fin de compte, rien de plus évi­dent. Ayant tenu à mon­tr­er les effets de la vari­a­tion de l’é­clairage, leur con­cep­tion de l’Art ain­si que leur pro­duc­tion entière, illus­traient l’idée que les objets n’ex­is­taient que par le seul fait d’être – mis en lumière. Créa­tion par illu­mi­na­tion. Témoin, la pein­ture sérielle avec ses innom­brables façades de cathé­drales, ses meules de foin, ses nymphéas.

Ste­fan avait la tête qui tour­nait au bout de sa prom­e­nade autour du seul rez de chaussée. Et pour­tant, il avait renon­cé à toute aide extérieure. Pas de guide, ni en papi­er, ni audio, pas de vis­ite guidée non plus. Il voulait voir par lui-même, s’exposer aux tableaux, pour mieux racon­ter plus tard à Nathalie les effets d’une telle con­tem­pla­tion. Elle l’interrompit :« J’aime beau­coup Courbet, tu sais…

– Il y en avait beau­coup, des Courbet. Je suis sur que tu aurais aimé !

– Il y a deux ans, j’ai été voir l’expo au musée Fab­re, à Montpellier.

Courbet : L'origine du Monde (musée d'Orsay)

– Oui, j’aurais voulu y aller aus­si, mais finale­ment, c’était trop loin. Tu con­nais l’Origine du monde ? »

Un grand sourire s’afficha sur les lèvres de Nathalie.

« Mais bien sûr que je le con­nais ! Il est plus que célèbre, celui-là ! »

Ste­fan se rap­pela ses impres­sions sus­citées par une toile effec­tive­ment légendaire. Un torse féminin, éten­du sur des draps blancs, depuis les cuiss­es jusqu’au sein droit dont le bout soule­vait légère­ment l’étoffe qui cachait la par­tie supérieure de ce corps orphe­lin. Sa chair impu­dente qui s’exhibait, le noir de sa touffe abon­dante cor­re­spon­dant avec le noir du fond dans lequel on dev­inait la nuit pri­mor­diale, précé­dant toute créa­tion, la nuit qui fait peur et con­tre laque­lle cette femme offrait seule un refuge. Y avait-il des con­no­ta­tions religieuses dans ce sujet ? L’origine du monde… une idée qui évo­quait la Genèse, évidem­ment. Le noir de la nuit qui rég­nait sans doute au-delà du tableau, sorte de trou de ser­rure vers un cab­i­net rem­pli de l’essence de tous les délices, ce serait donc celui du chaos ? Le con­traire de la créa­tion ? Si c’était vrai, ce morceau représen­terait non seule­ment l’idée de la nais­sance biologique mais bien l’œuvre d’un dieu créa­teur, d’un dieu qui s’épanouissait dans le sexe de la femme et qui, comble d’une spir­i­tu­al­ité ren­ver­sée, nais­sait à tra­vers cet organe qui résumait la féminité, atti­rant non seule­ment tous les regards, mais encore tous les rêves. La suite des idées lui sem­bla claire, logique, irréfutable.

Ensuite, la peau du ven­tre légère­ment bom­bé qui ne provo­quait pas seule­ment les yeux, mais encore les mains qui voudraient caress­er, les bouch­es qui voudraient baver et les langues qui aimeraient plonger dans la cav­ité du nom­bril d’où elles s’élanceraient vers les lèvres dont seule la par­tie inférieure était exposée aux regards des pas­sants et des admi­ra­teurs, pro­tégées par les poils qui ne demandaient qu’à être retroussés pour per­me­t­tre l’accès à la par­tie cachée du sexe. Il faudrait des mains expertes et ten­dres pour écarter ces menus obsta­cles et ouvrir le chemin aux doigts et à la langue qui voudraient tâter, con­tourn­er, cha­touiller ces par­ties intimes et secrètes qui déte­naient la clé du plaisir et l’accès à la pos­si­bil­ité de la procréation.

Ste­fan res­ta longtemps immo­bile face à ce tableau. Puis, il cher­cha les bons angles pour éviter les reflets sur le ver­nis. Le sujet, l’osé de la représen­ta­tion, mais aus­si sa beauté intem­porelle, atti­raient les vis­i­teurs. Curieuse­ment, des femmes pour la plu­part. Est-ce qu’elles font des com­para­isons, se deman­da Ste­fan ? Est-ce qu’elles réfléchissent aux poten­tial­ités qui sont en elles ? À la beauté de l’acte créa­teur et à la douleur de la nais­sance, quand il s’agissait de libér­er cette énergie qui avait mis neuf mois à croître, pro­tégée par une chair chaude et douillette ?

Les impres­sions que Ste­fan venait de recevoir de cette image le lais­sèrent trou­blé et excité. Surtout quand il songea qu’au bout de la journée, Nathalie serait là, près de lui enfin, et que la nuit s’ouvrirait devant eux.